Les enseignements de la Croix glorieuse par Jean-Christophe Parisot de Bayard – publié le 19 septembre 2016.
Jean-Christophe Parisot de Bayard était l’un des invités d’honneur de la rencontre nationale de personnes en situation de handicap « Avec un handicap, passionnément vivants! », qui s’est tenue à Lourdes les 12-15 septembre 2016.
Voici le texte de son intervention :
« Les enseignements de la Croix glorieuse2
pour nous, aujourd’hui ».
Très chers frères et sœurs,
Un jour de 1996, il y a vingt ans, revenant d’un pèlerinage à Lourdes, je rencontrais Mgr Noyer, alors évêque d’Amiens. Je lui fis part de mon grand étonnement : « Mais pourquoi à Lourdes les valides enseignent-ils les malades et non l’inverse ? N’ont-ils rien à dire ?»
Ce fut le début de mon chemin vers le diaconat…
Un jour, alors que j’allais à la messe dans une cathédrale, il me fallait de l’aide pour monter deux marches. Un paroissien arrive le missel à la main. Pourriez-vous m’aider, lui dis-je. L’homme me répondit « Non, je vais à la messe » avant de s’éclipser. « Mais moi aussi je vais à la messe » lui criai-je.
Troisième anecdote : un jour, je priai dans une allée de la basilique Saint Pie X de Lourdes lorsque quelqu’un vint me dire : « Vous allez gêner la procession » et à moi de répondre «Mais je fais partie de la procession ».
Ces fiorettis, vous en vivez tous, en les entendant vous comprendrez que je suis l’un de vôtres. Avec mes 38000 heures de soins réalisées en quarante ans par 1500 soignants… Je sais ce que vous vivez, je sais ce c’est que d’avoir un verre d’eau devant soi sans pouvoir le prendre, je sais le poids du regard des passants, je sais ce qu’est un drap mal tendu en pleine nuit, un insecte sur mon front… Je sais combien porter un corset en plein été, avoir une trachéotomie qui a des fuites, je sais ce que manger, uriner, manger, s’habiller demande d’efforts et de dépouillement pour ne pas dire plus quand on a besoin d’une tierce personne ! Je sais ce qu’est un hôtel ou un restaurant avec des WC inaccessibles, une église avec des escaliers, des soignants ou des paroissiens autoritaires ou indélicats. Je sais ce qu’est être dépendant des autres, des médicaments, de l’ergonomie… Notre existence est un chemin périlleux mais il peut être nourri par l’amour du Christ. Nous vivons de grandes pauvretés et Jésus le sait.
Il m’est donné de vous parler aujourd’hui de la Croix glorieuse, démarche difficile s’il en est car la Croix se vit et en parler, c’est déjà prendre le risque de mal faire, de blesser, de mal dire, de déformer. Je le fais dans l’infini respect de ce que chacun vit, ou plutôt essaie de vivre, au quotidien. Malheur à moi si j’alourdissais d’un petit doigt ce que vous portez souvent avec un courage à faire pâlir les sages.
La croix, est le lieu de la réconciliation du monde avec Dieu, le moment où le Christ prie pour ses bourreaux, le temps où la lumière va l’emporter sur les ténèbres. La brutalité innommable avec laquelle on traita le corps de Jésus ne rencontra chez lui aucune volonté de se défendre. Maltraité, battu, insulté, Jésus n’eut de cesse que demander de pardonner à ceux qui le torturaient. Sous les huées de la foule, Jésus a tout offert à Dieu son Père. Le venin de la haine a submergé son procès et Jésus a pris sur lui ce fardeau immense.
Le Roi Sauveur déploie Sa Miséricorde tandis que le mal se déchaîne. Jésus s’est dépouillé de toute puissance pour prendre notre humble condition. Avec Jésus, avec vous, je suis le spectateur de l’enfermement, du déclin, de l’envahissement. Mes cellules, mes os, mon sang, pourtant Dieu les avait magnifiquement organisés. Je suis un homme mortel, le prodige de millions d’années d’adaptation, d’évolution. Dieu a déposé en moi une conscience, un cerveau, une âme. Pour le grand voyageur que je suis, je suis équipé de formidables compagnons, tous en double : mains, oreilles, yeux, poumons… Pourtant je ne peux m’en servir et le voyage passe vite. Frères et sœurs aveugles, sourds, malentendant, à mobilité réduite, handicapés physiques ou psychiques, en quelques décennies de vie, nous vivons autrement. La vie est courte et nous essayons tous d’apprendre, de travailler, d’aimer. Le vieillissement et la maladie nous rappellent que nous ne sommes pas totalement maîtres de nos vies, que même les sportifs, les gagneurs, les stars vont découvrir leurs limites. Et cette peur, cette terreur, de vieillir et de mourir envahit surtout les générations déchristianisées.
Il y a trente ans, quand on parlait d’un centenaire, on disait « quel veinard », aujourd’hui on dit « surtout pas moi ! ». Qu’est-ce qui a changé ? Le mot « dépendance » terrorise alors que la relation à l’autre est un cadeau ! Philippe Pozzo di Borgo parlait hier de la jubilation de vivre cette chaleur partagée ! Etre dépendant c’est ce qui va nous arriver au ciel, dépendant de l’Amour ! De son côté, la science rêve de créer un être a-mortel, doté de nanotechnologies qui répareraient nos corps pour le rendre presque « éternel ». Un scientifique a affirmé l’autre jour: « Le premier homme qui vivra trois-cents ans est déjà né ». Personne n’a ri mais personne ne sait si cet homme-là sera heureux, mais on le lui souhaite ! Ce n’est pas la science des laboratoires qui va nous conduire au ciel !
Rassurez-vous, vous êtes tous beaux tels que vous êtes. Pas besoin d’être amortels, nous sommes déjà des ressuscités. Nous sommes l’avant-garde d’un monde meilleur ! Nous voilà réunis à Lourdes pour dire à Dieu et à nos frères ce que nous vivons. Nous voilà à l’école de la vie, de la vraie vie. Je regarde cette Croix pour me rendre très vite compte qu’elle m’est familière, tellement proche que je ne la vois pas. Je ne la vois pas parce qu’elle est mienne et que nous, personnes handicapées, nous sommes dessus avec le regard de Jésus posé sur nous, depuis si longtemps ! Notre fragilité nous embellit, renforce nos perceptions. Nous redevenons des hommes et des femmes de cœur.
Nous ne sommes pas des masochistes et si nous venons à Lourdes, c’est pour recevoir de la paix, non pas une paix infantile, niaise ou passive mais une paix qui remet debout même si nous sommes et repartons assis ou allongés ! Nous refusons la brutalité d’une société où chacun gère son agenda comme une drogue, où pour trente pièces d’argent on est prêt à écraser son prochain. Nous portons tous des fragilités et nous savons que celui qui les méprise est mal parti. Mon ami myopathe Patrice me disait « J’aime follement la vie et ai parfois l’impression d’être entouré de morts-vivants, enfermés dans leur calendrier travail-loisirs-vacances ». Alors, à ces morts-vivants, va-t-on leur parler de la croix ?
Bon, disons-le franchement, parler de « croix glorieuse », ça ne fait pas franchement « moderne ». Voir Jésus souffrir, cela fait peur. Ce n’est pas très vendeur car la souffrance n’épargne personne et beaucoup se détournent de la foi en invoquant leur misère face au silence apparent de Dieu. On ferait bien de parler de « croix féconde » ou « croix lumineuse ». Avec la « croix glorieuse », nous sommes à la fois devant un échec et une victoire. La croix dit ce que Dieu pense de nous et qui Il est. Il est celui qui a porté dans le calme insultes, injures, brutalités en pensant à chacun de nous. Il est la pureté infinie offrant sa douleur humaine dans une surabondance d’amour. Dieu a pris chair pour nous montrer à quel point Il aime les hommes. Il a accepté de porter les péchés et ouvrir les cœurs à l’amour. Comment recevoir ce matin ce signe d’infamie comme chemin vers la Résurrection ? Ce signe d’ouverture de Jésus les bras écartés, annonce la fin d’une incompréhension.
Dieu n’est pas le super-héros qu’on croyait, il est proche des humbles et comprend notre finitude. Dieu est la gloire, le Christ nous donne la victoire par l’amour jusqu’à l’extrême. Il accepte que chacun donne à sa vie une dimension apostolique, c’est-à-dire une invitation à aimer la vie, sa vie et celle des autres. Nous faisons partie du Christ total par l’union d’amour qui nous unit à Lui. Rien ne nous séparera de l’Amour. Les sciences humaines nous apprennent à distinguer maladie-handicap-vieillesse.
Chaque état de vie implique des dispositions intérieures et des combats spirituels différents, certes. Ce qui est important, ce ne sont pas les obstacles et les épreuves mais une vie d’amour vécue en Dieu, même dans la souffrance, qui nous associe à ce corps mystique, dans un lien mystérieux. Chaque vie est unique. C’est intime, tellement personnel, qu’il est risqué d’en parler, de juger et de conseiller quelqu’un qui se bat chaque jour pour vivre. Dire à quelqu’un d’accepter joyeusement la souffrance est très risqué. Risqué mais pas au risque de ne rien dire. En effet, j’ai souvent été surpris, déçu, qu’on nous parle si peu de la croix, à nous, personnes malades, handicapés… La souffrance est un scandale, le scandale dans l’ancien testament, c’est « sur quoi on butte ». La croix est un scandale, même Saint Pierre bute dessus !
Ne nous laissons pas impressionner par la croix, sa forme, sa nature. Ce qui compte, c’est être emporté par Jésus, dans son amour extrême. La souffrance tue quelque chose en nous, on tremble à son approche, mais pour la combattre il faut accepter ce grain qui meurt, de révéler en nous ce qui échappe à la réflexion, rompant les digues de ce que nous pensions être. La vie indifférente disparait, les grandes eaux de l’épreuve nous donnent l’occasion de vérifier la solidité de notre foi. Les pensées banales deviennent creuses et Jésus nous apprend à voir plus loin, plus haut.
Il faut se ressaisir, mes frères car le rejet de la croix fait dire à certains n’importe quoi ! Dire que Dieu nous inflige des maladies est un blasphème ! Dire à un malade que s’il n’est pas guérit parce qu’il ne prie pas assez est un péché contre l’Esprit ! Culpabiliser quelqu’un qui a un handicap ne vient pas de Dieu ! Dieu est un réconfort, un consolateur et non un pervers sadique ! Il a guéri les malades, même le jour du shabbat ! Il ouvre les cœurs à l’amour. La nouvelle terre prohibera la souffrance ! En attendant, Dieu souffre avec nous. La croix est le signe de la solidarité de Dieu avec l’homme, du Christ vainqueur. Il a enduré nos souffrances, devenu l’un des nôtres !
Il a voulu nous donner accès à son cœur et collaborer à Son œuvre d’amour. Pour cela, il faut Lui faire confiance. Car beaucoup de chrétiens chantent Hosanna à la messe quand tout va bien mais désertent la prière quand la maladie les atteint ! Qu’allons-nous y accrocher à cette croix ? Notre pauvreté. Je pense à cet automobiliste qui a occupé un emplacement réservé en m’insultant, cet aide-soignant qui m’a mal installé sur mon fauteuil, ce revendeur de matériel qui m’a vendu du matériel cher et inadapté, ce proche qui s’impatiente en me donnant à manger, ce frère qui me dit à la messe qu’avec mon fauteuil roulant je gêne, etc.
Est-ce vraiment cela qu’il faut offrir ? Bien sûr que oui ! Les petits événements ont une immense importance aux yeux de Dieu. Le déploiement de haine n’aura pas le dernier mot. La violence inouïe est déjà battue en brèche. Le problème, c’est la distance sidérale entre ce que nous vivons et les discours qui ne parlent pas de la croix. De peur de nous choquer, on se tait. Il ne faut plus se taire car précisément nous avons le droit d’être enseigné et la prière d’intercession des malades est si forte !
« Quand un pauvre appelle, le Seigneur entend ! » Le scepticisme de notre société matérialiste se heurte à ce crucifié et à travers lui le peuple des immobiles. Comme Jésus a dérangé les sages et les savants, à sa suite notre présence dérange… Oui, notre pauvreté dérange notre société qui pour se dédouaner préfère nous offrir la sécurité sociale… Alors que c’est surtout d’amour et d’intériorité dont nous avons besoin.
Soyons en vérité, nous sommes confrontés à une vie hors norme, un quotidien envahi par des défis de taille : recherche d’aides financières à la MDPH, recrutements d’auxiliaires de vie, recherche de solutions pour se déplacer, aller au travail, faire des courses, avoir les bonnes prescriptions médicales, et je n’oublie pas les ruptures affectives, la désertion de nos proches, famille, voisins, amis. Dieu ne veut pas que les épreuves dépassent nos forces. Cette situation d’injustice est heureusement combattue. Nous sommes tous engagés dans un mouvement novateur qu’on nomme « société inclusive » et de « participation citoyenne ». C’est un vrai changement de culture qui nous donne beaucoup d’espoir. Nous sommes en train de construire une société où chacun a accès à tous les espaces, sans discrimination.
Nous sortons de la culture d’intégration qui mettait l’accent sur nos incapacités. Nous sommes dans l’ère de l’autodétermination, de la participation. La personne handicapée est citoyenne, elle est responsable, décideur de ses choix. Nous combattons chaque heure pour garder la paix du cœur, pour assumer ce corps qui a tant de besoins, ce psychisme malmené. Dans le silence, nous avons fait le deuil de notre innocence. Nous faisons sans cesse la charité à nous-mêmes, aux soignants, à nos proches. Nous avons en nous des forces de résistance. Jésus est là durant la traversée de la vie, Il est là pour nous rassurer.
Marthe Robin a écrit : « Le véritable amour n’est pas ce que nous sentons ou recevons de Dieu, mais ce que nous donnons à Dieu et aux autres ». Beaucoup d’hommes se sont insurgés sur la détresse, les blessures, des personnes handicapées.
D’un côté, il y a ce changement de culture vers l’intégration et de l’autre des forces de désintégration. Ne nous étonnons pas si l’euthanasie guettera toujours les anciens dépendants et l’eugénisme les petits malades. La violence dans le monde vient du refus de vivre dans la joie avec ce Jésus ressuscité. L’épître aux Hébreux nous rappelle que le sang de Jésus s’offre une seule fois pour détruire le péché. Dieu veut que ce qui est sacré soit le libre don de sa vie du Christ. Le peuple d’Israël recherche la justesse du sacrifice, une alliance accomplie… Mais il la cherche dans le bruit du Temple alors qu’elle est dans la personne du Christ ! Dieu vient dans le silence, le silence de la nuit de Noël, le silence du désert pour prier, le silence du lac de Tibériade pour prêcher.
Jésus ne s’impose pas. Couvert de crachats, de moqueries, de railleries infectes, Jésus pria intérieurement pour ses persécuteurs. Il répandit son sang pour répandre des grâces sur l’humanité pécheresse. Défiguré, trébuchant, ravagé, Jésus a pensé à chacun de nous. La croix de Jésus, c’est un livre que nous avons écrit, à notre échelle c’est nous qui avons jugé Dieu. Mais la croix de Jésus n’est pas la nôtre. Et pourtant, de ce rendez-vous avec notre croix, avouons-le, nous n’en voulons pas. La source du malaise entre valides et personnes handicapées est la croix invisible que portent tel un chapelet vivant les malades. Oui, frères et sœurs, nous sommes des chapelets de Jésus qui égrènent vers Dieu leurs Notre-Pères ! Quel est le rapport entre nous et la Croix, objet de torture le plus ignoble que l’homme ait inventé, pour y mettre l’homme le plus précieux ? Très simplement, disons que la Croix est un lit d’amour, un autel d’église où le sacrifice va se réaliser. Un sacrifice, un don, qui ne ressemble à aucun autre car il s’inscrit dans le temps et dans l’espace, englobant toute l’humanité et toute l’histoire humaine. Le centre de cette immense déflagration d’amour qui irradie l’humanité, l’univers, c’est Jésus sur la Croix !
Mais dire cela change quoi pour nous ? Nous sommes libérés pour toujours, libérés par l’exécution de Jésus, don total de la personne du Fils. Cette fidélité d’une vie est cohérente. Elle réveille notre cohérence, notre fidélité. Voilà que 2000 plus tard, nos corps se débattent toujours contre un ennemi invisible : la maladie, le handicap, le vieillissement. Alors, qu’est-ce qui a changé dans nos vies avec cette passion et cette résurrection ? Ne sommes-nous qu’une bande de nostalgiques aux yeux du monde?
L’homme n’est plus l’esclave du péché, nous sommes morts au péché. L’homme ancien est celui de la perdition. L’homme nouveau est à l’image de Dieu. La croix annonce autre chose ! Elle annonce une inversion totale des rôles, c’est un grand « + », un plus de vie, d’espérance, d’amour et ce « + », c’est le cadeau de Jésus pour les estropiés, boiteux, aveugles, paralytiques! La croix veut dire que nous sommes le grain de blé qui meurt et va renaître. Nous sommes le sel de l’Evangile. Nous sommes au cœur de la grande épreuve et nous en sommes les combattants. Nous servons un amour désarmé, sans intérêt personnel.
Un soir, je faisais un témoignage à l’Accueil Notre-Dame. Les malades et les brancardiers m’écoutaient. La fin de la soirée approchait lorsqu’un jeune adulte s’agita sur son fauteuil. Ranimé à sa naissance, il ne pouvait pas parler sinon grâce à un proche qui lui servait de traducteur. En quelques mots il expliqua à l’assemblée médusée qu’il priait jour et nuit pour chacun et pour le monde. Quelle sidération !
Rien n’échappe à sa puissance d’amour. Seuls les forts et les puissants résistent mais pas pour longtemps car nous sommes tous appelés à Le contempler pour l’éternité. Les ouvriers de la onzième heure seront traités comme les autres. La plupart d’entre nous allons nous battre pour exister, pour vivre, pour survivre, avec des forces spectaculaires souvent. Mais la Croix est le rendez-vous incontournable de chaque vie. Le rendez-vous où l’on va tout remettre à Dieu, y compris le mal, là où nous allons prendre conscience de nos limites, là où même Jésus s’est retrouvé seul. Certains voient leur croix au moment de mourir, d’autres la voient avant. Nous débarrassant de nos petits intérêts, nos passions, nos convoitises, Jésus met la lumière sur nos vies afin que nous raisonnions comme Dieu raisonne. La croix nous recentre sur le Fils glorifié, victorieux sur l’injustice. Comme le passage de l’esclavage à la liberté dans la mer rouge. Comme Job dépassé par ce qui lui arrive, le Christ est la vie de nos âmes.
Le bois de la Croix, c’est de la matière vivante coupée de ses racines. Jésus est coupé des siens. Il va transfigurer sa solitude, transfigurer nos échecs, nos rêves brisés. Jésus partage sa souffrance, mais que dans cette souffrance il y a un chemin de vie. Lui, la lumière du monde, vient prendre la souffrance qui nous terrorise, notre finitude… Et nous plonge dans la vérité de son amour. En plantant la Croix pour y accrocher Jésus, l’homme a répondu à Dieu une fin de non-recevoir, un arrêt du mouvement de guérison de l’homme entrepris par Dieu. Mais c’est le contraire qui va se passer : le Christ va guérir l’humanité de son péché.
La croix renverse les représentations impériales (jupitériennes) de Dieu. La Croix définit un nouvel horizon, différent du serpent d’airain tenu par Moise. Elle rappelle que Dieu aime les humbles, les malades. Notre vocation, c’est notre participation à la vie de Dieu dans le monde. Nous sommes les témoins de la compassion de Dieu pour le monde. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, rassurons-nous, mais juste les préférés de Dieu, ce qui n’est pas le moindre avantage ! Si vous êtes là, frères et sœurs, à Lourdes c’est que vous avez accueilli dans vos cœurs ce Jésus qui transforme nos morts en vie. Vous êtes les disciples de ce Jésus, innocent, humble et doux, livré à la barbarie de ses bourreaux. Un croyant très gravement malade, en Italie, rappelait qu’il « était contraint de rester chez lui à la maison pendant de nombreuses heures. Il imagina d’envoyer à ses proches connaissances, un petit commentaire, pour donner à des personnes occupées un petit moment quotidien de ‘récréation’. Il s’aperçut très vite et paradoxalement, que plus forte était la douleur physique et morale, plus intense était son désir de rendre les autres heureux. La maladie, c’est vivre l’abandon en permanence. La confiance doit être renouvelée tous les jours et plusieurs fois par jour. Dieu te fait comprendre, même si tu ne vois pas comment, qu’Il met en œuvre un plan d’amour dans ton âme, dans ton corps, dans ton histoire. Quand la douleur est relativement légère, cela te fait penser que Dieu travaille sur un croquis, un brouillon ; quand la douleur est très forte, cela te fait penser que Dieu dessine la chapelle Sixtine dans ta vie. Et les grandes œuvres, comme tu sais, demandent des heures et des heures de dur travail…
Quel cadeau pouvoir le partager avec vous mes frères ! Ce qui compte, c’est de laisser le Christ vivre en nous ! C’est la grâce, cette brûlure intime, qui donne sens à notre vie. J’ai rencontré, comme vous sans doute, des amoureux de la vraie vie !
-Patrice, tétraplégique sur son lit, me disait tant aimer la vie…
-Jacques, aveugle et sans bras, qui a rencontré l’amour de Jésus au bord d’une fenêtre où il allait se jeter !
-Martine, en phase terminale d’un cancer généralisé, me disait « la vie est si belle » !
Plongeons-nous mes frères dans cette invitation à porter notre croix, la nôtre et non celle de Jésus ! Les évangiles de Mathieu, Luc, Jean en parlent :
Mt 10,38-39 (dans le discours d’envoi des 12) : « Et qui ne prend pas sa croix et (ne) suit (pas) derrière moi n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra et qui a perdu sa vie à cause de moi, la trouvera. » Certes, Jésus parlait d’un martyre possible pour les premiers chrétiens. Jésus a compris quel serait son sort et celui de beaucoup de ses disciples. Il parle aussi du quotidien, des difficultés de l’existence, du chaque jour. La Croix, sans exclure le sens du martyre à la suite de Jésus, va ouvrir vers la vie : selon la parole de Jésus en Jean 10 : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance». Comment vivre avec sa croix et avoir cette « vie en abondance » ? Avez-vous «la vie en abondance» frères et sœurs porteurs de handicaps ? Qu’est-ce que « recevoir la vie en abondance » ? C’est se redresser, affirmer notre identité, notre volonté de vivre. L’Eglise nous appelle à marcher à la suite de Jésus dont l’amour nous bouleverse.
Le Fils de Dieu nous dit que la vie est une résistance et non une cruauté. La croix révèle notre folie devant l’innocent torturé. Le système d’asservissement de l’autre doit être combattu. Comment ? En reconnaissant que les personnes malades, âgées ou handicapées sont dans la vraie vie et qu’il est urgent de changer nos pratiques, de développer des services hors du secteur médico-social, favorisant une société plus solidaire et plus inclusive. Différentes personnes en situation de handicap m’ont enseigné que leur état avait changé leur cœur.
-C’est d’abord une patience réelle et une sollicitude envers leur corps différent ou souffrant.
-C’est ensuite une empathie naturelle envers les autres.
-C’est enfin une joie sincère et profonde de vivre les petits événements du quotidien.
Ces trois dimensions forment une unité de vie, elles renforcent la dimension humaine et spirituelle de l’Eglise.
Comment vivre avec cette croix ? Voici quelques pistes bien concrètes :
-nous limiter à 24 heures dans nos demandes, ne demandons pas plus, sinon le Tentateur va essayer de vous projeter dans le désespoir.
-acceptons nos renoncements non comme une capitulation devant la vie mais comme une complicité de plus avec Jésus.
-vivons cette vie différente comme un appauvrissement nécessaire à notre âme.
Mon cœur me dit que nous sommes des êtres précieux, des tabernacles, alors que le père du mensonge ne cesse de nous dire que notre vie est dégradée, ratée, humiliée… au contraire !
Nous savons que la vie éternelle a déjà commencé, que nous sommes appelés à vivre l’extraordinaire ! A notre mort, nous présenterons notre vie vécue pour les autres, nos renoncements vécus et offerts. Pardon de vous choquer mais je crois que nous sommes des chanceux, dans la mesure où nous comprenons par notre vie quotidienne ce qu’est recevoir l’aide de l’autre. C’est faire charité aux autres que leur permettre de nous aider.
Notre Eglise, comme toute la société, a un besoin pressant de vivre dans l’être et non dans le faire, et plus largement d’unité de vie ! C’est l’évangile de Marthe et Marie qui doit nous ramener à l’essentiel ! Dieu, notre Créateur, nous donne de vivre ce qui est possible, une grâce particulière adaptée à notre état de vie.
Or cette grâce, quelle est-elle ?
Cette grâce est celle du bon larron, le compagnon crucifié avec Jésus. La grâce de parler directement à Jésus, d’unifier l’extérieur et l’intérieur. Cette grâce d’intercession directe est un don du Ciel. Les outrages connus par Jésus, nous les côtoyons. Le mépris, la honte, les tourments, nous les comprenons. Au jour du jugement, où tout sera publiquement révélé, nous verrons alors la participation des malades à la sanctification des pécheurs. Les personnes malades, âgées ou handicapées ne sont pas dans l’action visible mais dans l’action non-visible.
Si on dit souvent aux personnes âgées « Vous pouvez prier pour vos petits-enfants», on oublie de dire aux personnes handicapées « Vous faites partie de la communauté humble et priante de l’Eglise, discrète mais bien réelle, bien présente et bien vivante, vous marchez devant-nous, ouvrez-nous la route ! ». Car Dieu ne regarde pas l’apparence mais le cœur de l’homme. Il n’est pas dans la Miséricorde doucereuse mais dans l’exigeante vérité. Or nous, personnes handicapées, nous sommes les serviteurs inutiles, nous sommes les serviteurs du Serviteur par la radicalité de nos vies. Nous sommes les serviteurs de la Vraie Croix, de la Vraie Vie !
« Ces temps-ci, a dénoncé le pape, on considère qu’une personne malade ou portant un handicap ne peut pas être heureuse, parce qu’elle est incapable de mener le style de vie imposé par la culture du divertissement ».
De fait, « ce qui est imparfait doit être masqué, parce que cela porte atteinte à la sérénité des privilégiés et met en crise le modèle dominant ». « Il vaut mieux maintenir, a-t-il dénoncé, ces personnes séparées dans une enceinte, peut-être dorée, ou dans les « réserves du piétisme et de l’assistantialisme ».
Nous sommes la pierre angulaire qui gêne cette culture du divertissement et l’injustice des hommes. Le pape parle de la thérapie du sourire qui redonne le désir de vivre. Il fustige les églises qui n’accueillent pas tout le monde…préférant qu’on les ferme ! Le problème, c’est que l’on ne prend pas assez au sérieux les paroles du Pape. Ponce Pilate, c’est trop souvent nous : on se lave les mains pour nous exonérer de toute responsabilité dans l’accueil des personnes handicapées. Il y a eu des progrès, certes, mais pas assez malgré tout.
La première étape a été celle de la pastorale adaptée, celle qui a pris conscience de nos différences, une pastorale généreuse, animée par des bien-portants, valides. C’était bien mais insuffisant car la fragilité a trop servi de prétexte à l’infantilisation.
Il y a une seconde étape, celle qu’inaugure notre rassemblement à Lourdes aujourd’hui, c’est une pastorale animée par les personnes handicapées à destination des bien-portants.
En effet, frères et sœurs, nous avons des choses très importantes à dire à nos frères et sœurs valides, et je vais essayer de le formuler ici et de définir un projet novateur.
-Nous sommes associés à la croix de Jésus d’une façon mystérieuse mais aimante. Nous n’avons pas choisi d’être malades, vieux ou handicapés mais nous avons choisi d’être fidèles amis et serviteurs dans notre état, non pas malgré notre état mais avec notre état, avec les difficultés et avec les grâces qui s’y rattachent.
Avec autorité, nous nous tournons vers nos frères et sœurs valides, pour leur demander :
-De ne plus construire ou rénover des lieux de cultes, chapelles, monastères, pèlerinages, récollections, sessions qui ne sont pas pensés non pas « pour nous » mais « avec nous » ! Jésus a consenti à être couronné d’épines pour que les trésors de l’Evangile soient pour tous et pas aux seuls bien-portants.
-De ne plus vivre avec des escaliers ou des marches autour des autels, sacristies, presbytères, salles paroissiales. Si ce n’est pas possible, fermez les lieux de cultes inaccessibles car l’homme passe avant les murs. Ce n’est pas moi qui le dit mais le pape qui préfère que l’on ferme les églises qui n’accueillerait pas les fidèles handicapés. Qui nous refuse l’accès à l’église paroissiale met Jésus à la porte en le trahissant.
-De ne plus former des prêtres, diacres, moines ou moniales, animateurs pastoraux et évêques sans intégrer l’apprentissage de la langue des signes. Le pape François a dit que les enfants sourds doivent se préparer à communier avec la langue des signes… Ils ont bien besoin d’interlocuteurs.
-De ne plus consacrer du budget, du temps, des moyens humains sans nous faire participer aux offices, notamment les personnes handicapées mentales. La justice du ciel doit s’appliquer ici et maintenant. Que l’Esprit Saint vienne guérir les préjugés sur la faiblesse.
-De donner l’exemple de la fraternité dans le quotidien en partageant notre vie avec générosité avant de s’indigner de l’avortement ou de l’euthanasie.
-Ne plus nous faire porter la communion sans jamais mentionner qu’on nous la porte durant la messe. Ne sommes-nous pas les invités de marque à la table des noces ?
-De nous intégrer aux pèlerinages, aux sessions de discernement des vocations, non pas pour faire du bien aux autres mais vous faire du bien.
-Ne dites plus que les fidèles handicapés, malades ou âgés gênent car nous sommes la joie du cœur de Jésus.
-D’arrêter d’infantiliser les personnes handicapées, abordons ensemble la question de la sexualité, sans tabou.
-De nous donner des intentions de prières car nous pouvons les porter dans le cœur de Dieu car c’est précisément lorsque tout semble crouler autour de nous que Jésus est proche. Nous formons le plus grand monastère du monde et vous ne le savez pas. Nous sommes un peuple exilés et nous voulons mettre fin à cet exil.
Afin d’être dans le concret, j’ai proposé à nos frères évêques de mettre en place un projet extraordinaire. J’ai dans le cœur l’idée de créer une application sur nos téléphones : « Serviteurs de la vraie vie » (S2V) ou « Eucharistie pour tous », où chacun de nous pourrait entrer son nom et dire s’il est malade âgé ou handicapé (ou bien 2 ou trois choix). Chaque inscrit pourrait faire une demande : Soit de covoiturage pour se rendre à la messe, soit de signaler son besoin de communier car nous déplacer est trop difficile. Cette application doit faire l’objet de moyens techniques, humains et financiers. Elle doit être mise en œuvre avec l’accord de chaque évêque qui doit être le chef d’orchestre de cette Eglise qui vient. Au lieu d’aller chercher des pokémons virtuels, on pourra trouver des hommes et des femmes réels !
Nous sommes un pilier, priant, attentif, aimant, bienveillant et nous avons une parole, une spiritualité adulte, un sens de l’Eglise et de la communion des saints riche qui a besoin d’être sollicitée. Et pour que le service soit un échange, chaque demandeur de covoiturage ou de communion proposera en échange d’un service de porter une intention de prière.
Ce projet d’Application demande la constitution d’un groupe de travail avec des informaticiens programmeurs et graphistes. Dans un an, nous ferons le bilan de cette aventure apostolique. Je lance un appel aux informaticiens chevronnés qu’ils me fassent signe.
Nous devons bien ce service d’amour à Jésus dont le cœur est brûlant et infiniment bon pour les âmes du monde entier. J’ai la certitude que nous serons tout joyeux de ce que nous aurons vécu sur terre et que nous rendrons grâce pour la croix que nous aurons eu comme compagne car nous pouvons servir nos frères et sœurs valides.
Nous sommes aujourd’hui « serviteurs de la vraie vie », vraie car nous avons la vie en abondance ! Notre père des cieux supplée à ce qui nous manque. N’ayons pas peur de dire au père du mensonge « Dégage, va-t-en car je suis un vivant avec mon handicap ! »
N’ayez pas peur de rendre grâce à Dieu pour ce que nous vivons de peu ordinaire ! Nous sommes en train de construire l’Eglise du XXIème siècle, celle où les petits ont la première place, où les malades intercèdent, où la fragilité fait la force. Amen !
Jean-Christophe, diacre