Message de Mgr Jeanbart, archevêque d’Alep, pour la nouvelle année
Alep, le 10 janvier 2021
Bien chers amis,
En ces premiers jours de l’année nouvelle, je viens de nouveau pour dire à chacun d’entre vous mes meilleurs souhaits pour une bonne et heureuse année, en dépit de ces temps incertains pleins de contrariétés, pour tous et partout. La Pandémie du Covid 19 et ses retombées, des fois imparables et catastrophiques, représente une épreuve pénible et douloureuse pour un grand nombre de personnes chez nous comme, encore plus, chez nos frères en Occident qui ne savent plus quoi faire pour affronter cette menace terrible. Chaque matin je pense à vous tous, chers amis, demandant au Seigneur de vous protéger et de sauvegarder les chers vôtres. Cette pandémie qui a perturbé le mode de vie de nos frères en Occident et fragilisé leur sécurité, vient chez nous pour alourdir encore plus, le poids que la guerre a pu mettre sur le dos de notre peuple déjà durement éprouvé en Syrie.
Les nombreux amis qui m’ont écrit à l’occasion des fêtes ont, dans leur ensemble, et malgré leurs préoccupations et soucis personnels face à ce qui arrive chez eux, eu la bonté de se soucier encore de nous, de s’enquérir sur notre situation en me demandant de nos nouvelles. Cela m’a beaucoup touché et je ne sais comment les remercier pour ce signe d’amitié fidèle et pour leur bonté à l’égard de leurs frères qui souffrent à Alep. J’aurai bien aimé répondre à chacun individuellement, mais vous comprenez bien, chers amis, que cela aurait été très difficile pour moi, étant donné tout le travail que je dois fournir chaque jour, pour répondre aux exigences de mes charges auprès de me fidèles, aussi bien apostoliques et humanitaires, que pastorales et ministérielles. C’est pourquoi je me suis résigné à écrire cette lettre un peu plus détaillée et identique pour tous, mais avec attention personnelle et intime, envoyée à mes amis les plus chers, les priant de la considérer comme une lettre particulière, adressée spécialement à chacun d’entre eux.
Face à tout ce qui nous arrive en ces temps douloureux je ne sais vraiment pas par où commencer? Faut-il parler de la Pandémie qui sévit et qui a endeuillé de nombreux foyers, ou vous dire que nos familles n’en peuvent plus avec les sanctions qui viennent les priver chaque jour un peu plus du strict nécessaire, indispensable pour pouvoir nourrir leurs enfants et ne point avoir faim ou sombrer dans la misère. Faut-il vous rappeler que notre ville d’Alep, qui avant la guerre était bien florissante et fortunée, avec une population de près de quatre millions d’habitants, se retrouve aujourd’hui à-moitié détruite, délabrée et déserte. Elle a perdu ses usines, ce qui a laissé le plus grand nombre de ses ouvriers sans travail et en proie à un chômage pénible et humiliant. Tout cela, en plus des vexations répétées et des menaces terroristes, a poussé un grand nombre à quitter la ville dans l’espoir de trouver un ciel plus clément ailleurs.
Il est inutile de vous dire, de prime abord, qu’en tant qu’évêque, père et pasteur des fidèles dont le Seigneur m’a confié les soins, je ne peux me désintéresser des politiques et des événements qui conditionnent leur vie. La détérioration de la situation locale et tout aussi bien son amélioration, sont pour ainsi dire le thermomètre qui me permet de suivre de près la condition de mon peuple. J’ai fait le choix de consacrer ma vie au Seigneur et c’est de Lui seul que je réponds ; je l’ai fait depuis mon premier engagement, il y a plus de cinquante ans et je continuerai à le faire, avec la grâce de Dieu, jusqu’à la fin de mes jours. Je vous prie donc de ne point prendre, certaines allusions ou complaintes que je fais, pour un choix politique. Ma seule politique, c’est d’aider nos chrétiens à survivre et à pérenniser la présence de l’Eglise dans ce pays où, il y a deux mille ans, Elle a pu voir le jour.
La guerre terminée, il y a deux ans, nous avions grand espoir de retrouver un peu de tranquillité, pour reprendre notre avancée vers une vie plus normale et une sérénité tant souhaitée, qui nous avait tellement manqué durant ces longues années de violences et de grands malheurs. Mais voilà que de nouveau, la méchanceté des assaillants nous harasse pour rendre encore notre quotidien, chaque jour un peu plus pénible et éprouvant. Il est vrai que nous n’entendons plus le grondement des bombardements, mais par contre, les agressions criminelles et destructrices à l’encontre de notre gagne-pain se sont multipliées sans pitié.
Des boycotts et des sanctions de toutes sortes nous sont infligés et retombent sur l’ensemble des habitants, pour étouffer plus particulièrement les moins fortunés d’entre eux et ils sont très nombreux. Ces sanctions sont commerciales et financières, sciemment établies pour empêcher la reconstruction, la réhabilitation et la reprise économique. Les réserves monétaires du pays se dessèchent, la livre syrienne perd chaque jour, un peu plus de sa valeur et rend encore plus difficile la vie des gens qui ne cessent de s’appauvrir. Notre monnaie, déjà très affaiblie à cause de la guerre, a perdu énormément de sa valeur et s’est écroulée. Effectivement le dollar américain qui valait 50 livres en 2010 s’échangeait contre 500 livres en 2019 et se retrouve actuellement échangé contre 2900 livres. Cette inflation galopante et terrible rend les salariés, évidemment payés en monnaie locale, misérables. Vous pouvez imaginer le désarroi dans lequel se trouvent le plus grand nombre de nos familles, devenues presque toutes nécessiteuses et au seuil de la misère et du désespoir.
Depuis Juin dernier de nouveaux désastres sont venus alourdir les pertes et augmenter le malheur des gens. Des agressions, d’une méchanceté sans précédent et d’une cruauté insupportable, se sont abattues sur les plus faibles d’entre nous. En plus des usines vandalisées, des écoles démolies, des hôpitaux détruits et du pétrole subtilisé, nous avons vu avec amertume brûler nos champs de blé, nos oliveraies, nos vignobles et un très grand nombre de nos arbres fruitiers soigneusement plantés, des années durant, avec grande peine et beaucoup de patience, par nos pauvres paysans. Est-ce que vous trouvez cela admissible en ce XXI° siècle? En cet Occident évolué que nous avons toujours admiré et qui, plein de compassion et de pitié pour les plus faibles, s’est toujours élevé contre la maltraitance et les injustices, nous n’avons trouvé que de très rares initiatives en notre faveur.
Nous les Chrétiens d’Orient regrettons le manque d’intérêt pour notre pénible situation et nous sommes souvent pris d’incompréhension devant la faiblesse du soutien donné à notre cause. Néanmoins, nous ne pouvons qu’être reconnaissants en particulier pour l’aide de l’Eglise et de ses organisations qui reconnaissent, avec la Pape François que nous sommes ‘’Fratelli Tutti’’ sans quelconque exclusion, ainsi qu’aux diverses organisations caritatives qui, avec leurs faibles moyens, nous ont tendu et nous tendent une main fraternelle et généreuse. Cependant, il reste que ce dont nous avons besoin, bien plus que les aides que nous pouvons recevoir, serait que nos amis et bienfaiteurs puissent agir, pour pousser les politiques de leurs pays à lever les sanctions qui pèsent lourdement sur nous et qui nous appauvrissent d’une façon dramatique.
Malgré tout cela et avec le peu que nous recevons, grâce à Celui qui sait nourrir des foules avec rien que cinq pains et deux poissons, notre action se trouve bénie et fructueuse. Quand je pense à tout ce que nous avons pu faire ces dernières années et que nous continuons à faire aujourd’hui, avec ce que la Providence nous envoie, je reste ébahi et je rends grâce à Dieu qui ne nous a jamais abandonné! Il a tout à la fois, confirmé notre confiance en Lui, fortifié notre ténacité et rassuré nos fidèles pour les réconforter, avec le relativement peu que nous arrivons à leur offrir en ces temps de détresse. Il est vrai que nous avons pu leur offrir régulièrement des paniers alimentaires, des soins médicaux quasi-gratuits, le mazout pour se chauffer, la scolarité de leurs enfants, les frais universitaires de leurs jeunes et le lait de leurs bébés autant qu’un casse-croûte pour leurs anciens nécessiteux, mais cela reste quand même insuffisant face aux contraintes que la vie de chaque jour leur amène.
Mais je dois quand même dire qu’à les voir se contenter de ce qu’ils reçoivent, je ne peux que rendre gloire au Seigneur, qui sait rassasier et donner satisfaction à un grand nombre avec le peu qu’ils peuvent avoir à leur disposition! À l’occasion de l’Epiphanie, il y a quelques jours, le diocèse a organisé une fête pour les bébés de moins de cinq ans, pris en charge par notre Comité Social. Ils sont venus nombreux (plus de 200) et bien entendu, accompagnés par leurs parents. J’ai été ravi de voir la joie se dessiner sur le visage des tout-petits, comme des grands. Ils ont tous eu leurs lots de cadeaux après avoir participé à la célébration eucharistique rendue encore plus belle et émouvante, grâce aux chants des jeunes de la « Chorale Espoir » récemment créée, dans le cadre de notre programme d’édification et de reconstruction.
Reconstruction, il est bon d’en parler, car le diocèse à fait de très grands efforts, soit pour le rétablissement de ce qui avait été détérioré par les bombardements, soit pour la construction de nouvelles habitations pour les jeunes en âge de se marier. Des Églises, des écoles, de nombreuses structures sociales de toutes sortes ont déjà été restaurées et fonctionnent actuellement à merveille. La remise en état des habitations atteintes par les bombardements ont permis à un grand nombre de familles de rester chez eux. Dans le cadre de notre mouvement « Bâtir pour Rester », la réalisation de deux projets d’habitats de 66 et 95 appartements, le premier déjà livré aux bénéficiaires et l’autre en phase de finition, vont permettre à nos nombreux jeunes foyers et à quelques unes des cent familles que nous avons pu aider à retourner des pays d’émigration, de s’établir pour rester dans la ville et continuer notre présence millénaire dans ce pays béni par le Seigneur.
J’ai voulu conclure ma lettre avec cette allusion à nos efforts en vue du retour de nos fidèles et du rétablissement des familles en ville, car cela a de quoi nous encourager et propage autour de nous des lueurs d’optimisme et d’espoir, en ce temps brumeux et incertain dans lequel baigne le pays. Je dois quand même reconnaître, qu’à temps et à contretemps, je n’arrête de dire et de répéter chaque jour à mes fidèles dispersés : ‘’faisons confiance à la Sainte Providence car avec l’aide de Dieu et un peu de patience, nous reviendrons en bon nombre pour nous rétablir chez nous tranquillement et en toute sécurité « . Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas le droit d’oublier que le Seigneur nous a bien protégé durant cette guerre meurtrière, et encore moins, de douter de sa Présence, promise, auprès des tiens.
Que cette Nouvelle Année soit pour nous tous, un année bénie par sa Présence, une année pleine de promesses, de bonne santé, pour chacun d’entre vous, et porteuse de réconciliation et de paix pour nous autres.
Amicalement Vôtre,
+Jean-Clément Jeanbart