Les pèlerins d’Emmaüs – Maurice Zundel
Texte tiré du livre « Vie, mort, résurrection« , de Maurice Zundel.
Aux disciples d’Emmaüs, « il leur est apparu extérieurement et corporellement, comme il était intérieurement, comme il était au-dedans d’eux-mêmes ». Ils parlaient de lui, ils l’aimaient et ils doutaient. Alors il se présente à eux extérieurement, mais ils ne le reconnaissent pas, parce qu’ils doutent.
Cette remarque de saint Grégoire, qui est d’une admirable profondeur, pourrait expliquer ou nous rendre sensible tout le mystère de la révélation dans toute la Bible et dans toute l’histoire: Dieu apparaît aux hommes comme il est au-dedans des hommes, comme il est au-dedans d’eux-mêmes.
Les apparitions du Christ ressuscité sont un appel à la foi. Jésus ne se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne se présente pas comme un spectacle, comme un objet qu’on peut percevoir sans s’engager. Ces apparitions sont un appel à la foi. C’est pourquoi elles reflètent l’état d’âme de ceux qui en sont les témoins. Il n’est pas étonnant que ces récits qui les rapportent ne s’accordent pas, précisément parce qu’ils traduisent les sentiments, les hésitations, les craintes, les frayeurs et les joies de chacun, selon la progression de la reconnaissance du Christ en eux. Les disciples d’Emmaüs le voient comme un étranger. Marie-Madeleine le verra comme un jardinier. Les disciples rassemblés au cénacle croiront voir un esprit. Et pour la dernière apparition, racontée par Jean, sur les bords du lac de Galilée, ils hésiteront à reconnaître le Seigneur, dans celui qui les appelle du rivage, jusqu’à ce que survienne la pêche miraculeuse.
Il nous apparaît donc d’une manière universelle comme il est au-dedans de nous. C’est pourquoi il peut prendre le visage d’un étranger, et c’est pourquoi ses traits peuvent se déformer, comme ils Vont été si souvent dans l’Ancien Testament, selon le regard de l’homme, qui n’était pas suffisamment éveillé ou purifié pour le percevoir dans sa vérité.
Et d’ailleurs, cette loi de la révélation que saint Grégoire exprime avec tant de profondeur – « II leur est apparu au-dehors comme il était au-dedans d’eux-mêmes » – gouverne peut-être tout l’ordre de la connaissance : chacun voit l’univers avec son regard, chacun voit les autres avec ses yeux, et l’univers où les autres lui apparaissent selon la qualité de son regard. Ils lui apparaissent au-dehors comme ils sont au-dedans de lui.
Einstein a dit ce mot si étonnant et si magnifique:
« Celui à qui l’émotion religieuse est étrangère, qui n’a plus la possibilité de s’étonner et d’être frappé de respect, est comme s’il était mort. » Il indique bien, lui aussi, que la connaissance de l’univers correspond au regard de l’homme.
S’il a encore la faculté de s’étonner et d’être frappé de respect, il découvre un monde qui l’émerveille et qui lui révèle une sagesse supérieure qui le confond.
Ce serait donc là une des qualités, un des apanages inévitables de la connaissance : elle correspond au regard, et selon que le regard est pur, selon qu’il est droit et désintéressé, selon qu’il est aimant ou au contraire chargé de haine, le monde prend un autre aspect et l’humanité un autre visage.
C’est ce que le Seigneur veut sans doute nous indiquer lorsqu’il dit : « La lampe de ton corps, c’est ton regard, c’est ton œil. Si ton œil est simple, tout ton corps sera dans la lumière » (Mt 6,22).
C’est bien ce que nous pouvons retirer de plus admirable de ce cheminement que nous allons poursuivre avec le Seigneur sur la route d’Emmaüs : nous le connaîtrons dans la mesure où nous l’aimerons, et il nous apparaîtra d’autant plus vivant que notre regard sera plus pur et plus aimant.
Beyrouth, le 3 avril 1972
Homélie de Grégoire le Grand
« Ils le reconnurent à la fraction du pain » (Lc 24,35)
Grégoire le Grand (540-604) fut successivement préfet de la ville de Rome, moine et fondateur de monastères, diacre et légat du pape à Constantinople, enfin pape dans un contexte historique très sombre. Ce grand mystique qui garda toujours au cœur la nostalgie de sa vie monastique sut être un admirable pasteur. Ses écrits spirituels ont profondément influencé la piété médiévale.
Deux disciples faisaient route ensemble. Ils ne croyaient pas, et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu’ils ne purent reconnaître. A leurs yeux de chair, le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce qui se passait au fond d’eux-mêmes, dans le regard du cœur.
Les disciples étaient intérieurement partagés entre l’amour et le doute. Le Seigneur était bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître. À ces hommes qui parlaient de lui, il offrit sa présence, mais comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage. Il leur adressa la parole et leur reprocha leur dureté d’esprit. II leur découvrit dans les Écritures les mystères qui le concernaient, mais il feignit de poursuivre sa route…
En agissant ainsi, la Vérité, qui est simple, ne jouait nullement double jeu : elle se montrait aux yeux des disciples telle qu’elle était dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir si ces disciples, qui ne l’aimaient pas encore comme Dieu, lui accorderaient du moins leur amitié sous les traits d’un étranger. Mais ceux avec qui marchait la Vérité ne pouvaient être éloignés de la charité; ils l’invitèrent donc à partager leur gîte, comme on le fait avec un voyageur.
Dirons-nous simplement qu’ils l’invitèrent ? L’Écriture précise qu’ils le pressèrent (Lc 24,29). Elle nous montre par cet exemple que lorsque nous invitons des étrangers sous notre toit, une invitation doit être pressante.
Ils apprêtent donc la table, ils présentent la nourriture, et Dieu, qu’ils n’avaient pas reconnu dans l’explication de l’Écriture, ils le découvrirent dans la fraction du pain. Ce n’est pas en écoutant les préceptes de Dieu qu’ils furent illuminés, mais en les accomplissant : « Ce ne sont pas les auditeurs de la Loi qui seront justes devant Dieu, mais les observateurs de la Loi qui seront justifiés » (Rm 2,13). Quelqu’un veut-il comprendre ce qu’il a entendu, qu’il se hâte de mettre en pratique ce qu’il en a déjà pu saisir. Le Seigneur n’a pas été reconnu pendant qu’il parlait ; il a daigné se manifester lorsqu’on lui offrit à manger.
Aimons donc l’hospitalité, frères très chers, aimons pratiquer la charité. C’est d’elle que Paul nous parle : « Persévérez, dit-il, dans la charité fraternelle. N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges » (He 13,1-2). Pierre dit aussi: « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer » (I P 4,9). Et la Vérité elle-même nous en parle: « J’étais un étranger, et vous m’avez recueilli… Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, nous dira le Seigneur au jour du jugement, c’est à moi que vous rayez fait » (Mt 25,35-40)… Et malgré cela, nous sommes si paresseux devant la grâce de l’hospitalité !
Mesurons, mes frères, la grandeur de cette vertu. Recevons le Christ à notre table, afin de pouvoir être reçus à son éternel festin. Donnons maintenant l’hospitalité au Christ présent dans l’étranger, afin qu’au jugement il ne nous ignore pas comme des étrangers, mais tous reçoive comme des frères dans son Royaume.